MARÉE MONTANTE
UN : Voilà encore la pleine lune qui revient.
DEUX : Je te vais lui donner des coups de pied dedans, moi, si elle continue.
UN : Qu’est-ce qu’elle a, hein ? Qu’est-ce qu’on lui a fait, qu’elle revienne comme ça tout le temps !
DEUX : Pour moi, c’est de la publicité.
UN : Vous croyez ? Alors, c’est de la publicité mal faite, parce qu’on sait pas pour quel produit c’est de la publicité.
DEUX : Et puis si c’est de la publicité, raison de plus pour donner des coups de pied dedans.
UN : Ah oui ! Ah oui, alors !
DEUX : Remarquez, c’est peut-être ça qu’elle veut, qu’on ait envie de lui donner des coups de pied dedans. C’est peut-être de la publicité pour une marque de ballons de football.
UN : Eh ben ! des ballons de football comme ça, faudrait me payer cher pour que j’en achète un ! Un ballon qui se dégonfle tout le temps !
DEUX : Oui, vous avez raison. C’est peut-être une réclame pour une marque de pompes à bicyclette.
UN : Alors elle est ratée, comme réclame ! Parce qu’une pompe à bicyclette qui me donnerait envie de donner des coups de pied dedans, moi, ça prouverait que c’est une mauvaise pompe. J’en voudrais pas. Je préférerais regonfler mes pneus avec ma bouche.
DEUX : Allez, venez, on va pas rester là.
UN : Ah non, on va pas rester là. Avec cette pleine lune qui nous tombe dessus. Et rien d’autre à regarder tout autour !
DEUX : Moi, si on reste là, je deviens fou.
UN : Allez, on s’en va.
DEUX : On s’en va.
UN : Oui. C’est pas très tentant, de s’en aller, comme ça, en pleine nuit.
DEUX : Ça, faut dire. Surtout qu’on a un bout de chemin à faire.
UN : On ferait peut-être mieux d’attendre.
DEUX : D’attendre quoi ?
UN : Que la marée baisse.
DEUX : Oui, si on était sûr qu’elle va baisser. Mais depuis une heure qu’on est là, sur ce petit rocher de rien du tout, eh bien ce petit rocher de rien du tout, il s’est pas arrêté de devenir de plus en plus petit. Rien ne nous dit qu’elle va pas monter encore plus, la marée, alors on sera bien avancé d’avoir attendu.
UN : Oh, ben, à ce moment-là, il sera toujours temps de s’en aller.
DEUX : C’est vrai, oui. Vous savez nager, vous ?
UN : Oui, et puis la mer est tellement calme. Y a pas une vague.
DEUX : N’empêche. Moi j’ai jamais nagé dans le noir.
UN : L’essentiel, c’est que vous sachiez nager dans l’eau.
DEUX : Oui, ben je trouve que c’est déjà pas commode de nager dans de l’eau, mais s’il faut nager dans le noir en même temps…
UN : Vous croyez que c’est plus dur ?
DEUX : J’en ai bien peur. Forcément, ça doit être plus épais.
UN : Alors, on doit flotter plus facilement. Déjà, à cause du sel, dans l’eau de mer on flotte mieux que dans l’eau douce. Avec le noir en plus, on doit flotter tout seul.
DEUX : Oui, mais pour avancer, c’est une autre question. Et puis, qui est-ce qui vous dit que le noir, c’est comme le sel ? Peut-être que ça ne fond pas, dans l’eau, peut-être que ça se mélange seulement, comme le sable. Vous avez déjà essayé de nager dans des sables mouvants, vous ?
UN : Non, j’ai pas osé. Il paraît que c’est dangereux.
DEUX : Et comment, que c’est dangereux.
UN : Oui, mais c’est un cas spécial. Ce qui est dangereux, dans les sables mouvants, c’est que c’est ambigu. On ne sait pas comment s’y prendre, on se demande s’il faut marcher dessus ou nager dedans, alors on hésite, finalement on ne fait ni l’un ni l’autre, on perd la tête et, au lieu de marcher ou de nager, on s’enfonce.
DEUX : Ça y est, va falloir qu’on se lève, je sens la marée qui me monte là où je pense.
UN : C’est frais, comme impression.
DEUX : Tant que y a que ça de frais, ça peut aller, l’impression. Mais quand ce sera nous… Vous verrez, tout à l’heure, nous aussi, on sera frais. Et ça, ça sera beaucoup moins drôle.
UN : Oh, c’est pas la première fois qu’on aura péri en mer.
DEUX : La dernière fois on avait un bateau, c’était tout de même plus confortable. Pour périr.
UN : En tout cas, vous pourrez remarquer que Georges, lui, il n’est pas venu.
DEUX : Je vous avais dit qu’il fallait se méfier des rendez-vous de Georges. Il vous dit : On va rigoler, alors des fois c’est vrai ; il vient au rendez-vous et on rigole. Mais y a des fois où pour ce qui est de la rigolade, y a que lui qui en profite. Je suis bien tranquille qu’il rigole en ce moment, Georges, il doit être installé au bout de la jetée, avec ses grosses jumelles, et il se rince l’œil avec la tête qu’on fait. Dans le noir.
UN : Eh ben alors, faites une autre tête, mon vieux, souriez.
Deux rit.
À la bonne heure. J’aime mieux vous voir comme ça. C’est beau, ça, de rire quand on n’a pas envie.
DEUX : Je ris à cause des bulles qui me remontent le long du dos. Ça chatouille. Je ne rirai plus longtemps. Ma tête est sous l’eau. Glou glou.
UN : Ah oui, oh ben ! la mienne aussi, vous savez.
DEUX : Zut alors. Glouglou.
UN : Et puis, croyez-moi, c’est pas la peine de répéter tout le temps glouglou, sous prétexte que vous avez la tête sous l’eau. C’est conventionnel. Pourquoi pas : hélas ! pendant que vous y êtes ?
DEUX : Je dis glouglou, parce que papa et maman ils m’ont appris que quand on avait la tête sous l’eau, fallait dire : glouglou. Moi, je tiens à rester civilisé.
UN : Vous avez raison. Puisque nous nous noyons, que ce soit du moins en français. Glou glou.
DEUX : Glouglou.
UN : Glouglou (etc.).